La diversité culturelle au pays de Lucky Luke

9 mai 2014

La diversité culturelle au pays de Lucky Luke

Brooks Lakeside

Des petites villes comme Brooks, il en pullule dans l’Ouest canadien : Virden, Dauphin au Manitoba ; Yorkton, Esteban en Saskatchewan ; High River, Drumheller, Wetaskiwin en Alberta n’en sont que quelques exemples. Ce sont toutes des petites villes dont les origines sont intimement rattachées à la production agricole et où le « pick-up » est vénéré comme une diligence des dieux… 

Dans ces petits bleds, même s’ils ont parfois la réputation d’être un peu « red-neck », les habitants sont invariablement naturellement polis, respectueux, disciplinés et serviables.  Dans ces contrées des grandes plaines canadiennes, l’on remarque presque instinctivement la pénurie de restaurants à la carte qui ont contribué à une invasion massive de fast-foods (A&W, KFC, Subway, etc.) dont les arômes taquinent notre sens de l’odorat même à des distances de plusieurs kilomètres….Ces derniers rendent la vie difficile aux petits restaurants chinois historiques qui perdurent tant bien que mal…

Dans le centre-ville de la plupart de ces localités, le stationnement en diagonale est de rigueur.De plus, et c’est pratiquement immanquable, il y a presque toujours un ancien cinéma quelque peu délabré qui porte un nom tel que Empress ou Majestic et ce dernier est souvent situé à proximité d’un hôtel appelé St-Regis ou Colonial…On se croirait presque dans des versions 21e siècle des villes de l’Ouest américain identifiées dans les bandes dessinées de Lucky Luke – Painful Gulch, Daisy Town ou Dalton City – on y retrouve toujours, entre autres, les inévitables saloons qui, sous les normes de rectitude politique modernes, ont tous été rebaptisés « Sports Bar »… Bref, des communautés rurales paisibles à tendances conservatrices…

 Et pourtant…

En se promenant dans les rues de Brooks, les passants sont de moins en moins étonnés d’entendre non seulement du français, mais aussi, et ce depuis une quinzaine d’années, du lingala, de l’arabe, du wolof, du swahili, de l’afar, du dinka, et du kirundi. 

Située dans une des régions les plus arides de l’Alberta, en plein dans le Triangle de Palliser, non loin des Badlands – la seule région en Alberta où l’on trouve des serpents à sonnettes, des cactus et des araignées veuve noire –  Brooks est située à une quarantaine de kilomètres du parc provincial Dinosaur. Avec ses 10 000 habitants, cette petite ville ressemblait bel et bien à ses comparses ci-haut mentionnées jusqu’à l’arrivée de Lakeside Packers en 1996. En ouvrant son abattoir et en annonçant 2000 emplois, Lakeside venait aussi d’ouvrir la manne à emplois à Brooks…Le travail d’abattoir étant peu plaisant, mal rémunéré, il ne figure donc certes pas dans les priorités d’emploi de la grande majorité des Canadiens. Après avoir épuisé la réserve de main-d’œuvre locale, Lakeside s’était d’abord tournée vers les provinces maritimes canadiennes – après Fort McMurray au bas des sables bitumineux albertains, Brooks a le deuxième plus important pourcentage de Terre-Neuviens en Alberta – pour enfin faire appel à la main-d’œuvre internationale, plus particulièrement, les nombreux réfugiés qui atterrissent au Canada.  L’appel fut entendu…

Depuis 2000, plus de 3 500 réfugiés, pour la plupart d’origines africaines, sont venus s’installer à Brooks dont la population atteint maintenant presque 14 000 habitants.  Dès 2001, cette ville des prairies canadiennes avait été transformée en une mosaïque multiculturelle des plus originales.Personnellement, je me souviens très bien de cette transformation communautaire.En effet, dans le cadre de mon travail au ministère du Patrimoine canadien, en 2004, j’avais reçu une pétition d’environ une centaine de noms de nouveaux arrivants qui exigeaient des services en français.Perplexe, je m’y étais rendu en compagnie d’un collègue, Patrick Curti, afin de rencontrer cette nouvelle communauté francophone qui venait d’éclore…L’Association francophone de Brooks venait de naître…

Un quart de la population d’origine africaine

Brooks, dont le quart de la population est maintenant d’origine africaine ne tarda pas à devenir la coqueluche d’innombrables chercheurs sociaux qui s’interrogeaient sur l’avenir de ce nouveau laboratoire communautaire. Ces derniers arrivaient, un peu à l’improviste, de New York, de Chicago, de Californie, d’Angleterre, de France, d’Afrique du Sud… 

De toute évidence, l’afflux d’un si grand nombre de réfugiés dans une si petite municipalité qui ne s’y attendait pas a eu un impact important. Comme partout ailleurs, le niveau d’intégration à la communauté locale se fait en fonction des classes sociales et des conditions de départ de ces gens de leurs pays d’origine. Puisque l’expérience de vie de ces derniers diffère considérablement de celle de la plupart des Albertains, les services sociaux locaux ont été rapidement pris au dépourvu. De plus, beaucoup de ces gens arrivés seuls sans leur famille ajoutaient un élément d’isolement à leur intégration à la société canadienne. Pour ce qui est du logement, il n’était pas rare de voir une dizaine de personnes partager un simple appartement de deux chambres à coucher…

Quoiqu’il soit normalement reconnu que les emplois en abattoir soient loin d’être idéals, Lakeside a tout de même facilité l’intégration de ses employés à la communauté de Brooks en établissant des partenariats avec divers services d’accueil de Calgary et Medicine Hat. Ces derniers avaient accès à des espaces au sein des bureaux de Lakeside pour assister ces nouveaux arrivants à apprendre l’anglais et à contrer la hantise des montagnes de paperasses bureaucratiques canadiennes. Les programmes fédéraux de réunifications familiales ont aussi largement allégé le fardeau de l’isolement. En 2008, l’Association francophone de Brooks (AFB) a ouvert un centre d’accueil pour les jeunes immigrants francophones au centre-ville de Brooks.Dans le cadre d’un partenariat avec l’école francophone locale, l’École Le Ruisseau, l’AFB vient chercher les élèves après l’école afin de les transporter au centre où ils peuvent faire leurs devoirs et se divertir en toute sécurité en attendant que leurs parents terminent leur quart de travail à Lakeside.  Il est à noter que la communauté francophone de Brooks est la seule communauté francophone canadienne à être majoritairement d’origine africaine…

Plus de 60 langues répertoriées

L’enjeu scolaire est criant. Les écoles locales ont vu leurs populations d’étudiants augmenter de 75 % à 80 % depuis 2002…N’ayant pas su profiter d’un enseignement dans les camps de réfugiés, les nouveaux étudiants qui arrivent du Soudan, de Somalie, du Congo et du Liberia sont souvent illettrés lorsqu’ils débarquent dans les écoles de Brooks.Certains ont des expériences de vie qui exigent des soins et traitements psychologiques particuliers. Afin de subvenir à tous ces besoins, des jeunes sont régulièrement envoyés à Calgary, Lethbridge et Medicine Hat afin de profiter de soins spécialisés. Et, comme le savent déjà tous les Albertains, notre hiver n’est pas facile et nécessite donc une certaine période d’acclimatation…

A Brooks, plus de 60 langues ont été répertoriées lors du recensement de 2001 lorsqu’il n’y en avait que 12 en 1996.Environ le tiers des réfugiés qui arrivent à Brooks proviennent de pays francophones d’Afrique, ce qui facilite tout de même un peu leur intégration vu la disponibilité de l’école francophone et la présence de certains services fédéraux offrant des services à distance en français. Suite à une demande de l’AFB, le détachement de la gendarmerie royale de Brooks a même augmenté le nombre de ses gendarmes bilingues…

L’industrie de transformation des viandes est essentielle à l’économie albertaine et il n’est donc pas prévu que le nombre de nouveaux arrivants à Brooks diminue. Fait intéressant,  en augmentant, la population africaine de Brooks contribue à une certaine diversification de l’économie locale qui était autrefois essentiellement agricole.L’institution collégiale locale profite d’une augmentation importante d’inscriptions dans ses cours reliés aux services sociaux, au travail communautaire, aux services infirmiers et même à la traduction…Dans le cadre du Réseau d’immigration francophone en Alberta, tel que coordonné par l’Association canadienne-française de l’Alberta, les francophones de Brooks sont invités à y contribuer en participant aux rencontres semestrielles…Malgré les enjeux communautaires et sociaux, la communauté francophone de Brooks semble avoir un avenir prometteur…

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